Le temps de l’ennui

Je n’ai pas dit grand-chose sur le confinement parce que, bêtement, je n’avais rien à en dire. Des écrivaines aisées ont tout de suite eu l’idée de tenir un “journal de confinement”, j’étais stupéfaite en les découvrant, ça ne m’était pas venu à l’esprit.

Comme il ne me serait pas venu à l’esprit de partir en province, quand bien même j’aurais eu quelque part où aller. Je ne dois pas être assez parisienne pour ça. Je me souviens d’un week-end où j’étais invitée dans la maison normande d’une amie née à Paris, ses yeux s’allumaient quand elle enfilait des bottes en caoutchouc, elle soupirait d’aise dans l’odeur de renfermé de la baraque – “Aaah, c’est tellement la campagne !…” – trouvant même du charme à l’énorme araignée sortie du tas de bois. C’était fascinant, cet enthousiasme pour ce qui répugne aux authentiques ruraux. La campagne, j’en viens, je m’y suis ennuyée durant mon enfance, je ne vois pas pourquoi j’aurais envie d’aller m’y ennuyer maintenant.

Télétaf

D’autant plus qu’en fait, je ne m’ennuie pas. Cette période ne m’angoisse pas non plus outre mesure – il faut dire que j’ai la chance d’avoir un boulot qu’on peut faire sans problème en télétravail, c’est à se demander pourquoi, en temps normal, on se fait chier à aller au bureau. Si ce n’est que les patrons aiment nous avoir à l’œil. C’est pas tellement qu’ils ont peur qu’on en profite pour tirer au flanc, car on a vite démontré qu’on bossait aussi bien, voir davantage, en restant chez nous. Non, c’est qu’ils n’aiment pas que l’on dispose de notre temps comme on le souhaite. Ils nous préfèrent asservis, infantilisés. Des fois qu’on emploie notre temps libre à réfléchir, et qu’on en vienne à la conclusion que la hiérarchie ne sert à rien… Voire, on pourrait écrire ça sur un blog pendant notre supposé temps de travail.
Tout ça pour dire qu’ayant conservé mon taf, je n’ai pas de problèmes de thunes. Pas non plus de proches fragiles qui pourraient succomber à la maladie que je suis presque certaine d’avoir contractée début mars, ça s’est réglé avec du thym et du miel. Je ne peux donc plus l’attraper, ni la refiler : pas de quoi paniquer. Mon petit Franprix est plutôt bien achalandé, je n’ai pas eu d’œufs pendant une semaine alors j’ai mangé autre chose, sans en faire un plat.

Plaisirs “improductifs”

Bien sûr, j'ai de la chance, et je pense à ceux qui ont perdu tout ou partie de leurs revenus, ceux dont le Covid-19 a emporté un proche, ceux qui sont confinés seuls, ou avec des colocs qu'ils n'aiment guère, ou dans des logements merdiques, minuscules ou insalubres. Mais moi, ça va. En fait, je ne vois pas beaucoup de différence avec ma vie d’avant, à part ce masque que je mets pour aller faire les courses et qui me fout de la buée plein les lunettes (bon sang). J’ai toujours été casanière et toujours aimé lire. J’avais une belle grosse pile de bouquins demandant à être lus, d’autres dans lesquels j’avais envie de me replonger. Ce temps suspendu est un bon prétexte pour s’autoriser des plaisirs “improductifs” comme relire un roman dans lequel on se sent bien, alors qu’il y en aurait tant d’autres à découvrir… Mais bon, eh, plein de gens perdent leur temps devant des jeux vidéo, je peux bien m’octroyer une petite régression. Ainsi, durant les premiers jours du confinement, j’ai trouvé rassurant de rouvrir les deux tomes de La Ballade de Pern où il est question d’une épidémie fulgurante, fort semblable à notre coronavirus, qui ravage le continent. Ce bouquin de science-fantasy (hybride entre la SF et la fantasy) d’Anne McCaffrey m’a renvoyée à mes 16 ans. Ce qui m’a surtout frappée, c’est à quel point ces livres (et bien d’autres, lus pendant l’enfance ou l’adolescence) m’avaient construite. Les personnages de femmes fortes qui se battent aussi bien (voire mieux) que les mecs, les chevaliers gays qui ne sont pas des taffioles et dont tout le monde accepte l’homosexualité comme la chose la plus normale du monde, les servantes rebelles et intelligentes, les seigneurs bouffis d’orgueil, ridiculisés par leur soif de pouvoir… C’étaient là les graines du féminisme, du gay-friendlisme et d’une certaine conscience sociale, voire politique. Ces graines, je ne les aurais pas trouvées chez Disney ni à Hollywood. Parfois, le féminisme va se cacher dans les sous-genres auxquels l’intelligentsia littéraire n’accorde aucune importance, vu qu’on ne lui laisse pas droit de cité dans les genres “nobles”.

Vacances scolaires

Ne pas voir des gens ne me manque pas. Pour les échanges, il y a les réseaux sociaux, redevenus assez intéressants en cette période où c’est le seul moyen d’expression de beaucoup de mes contacts. Faut juste faire le tri, et poliment “unfollower” ceux qui postent des articles complotistes ou des photos de leurs mômes. Beaucoup d’amis disent qu’ils s’emmerdent, qu’ils angoissent ou deviennent dingues. Quand on me demande comment je gère ça, je réponds que ça me rappelle les vacances scolaires de ma jeunesse, en mieux : je préfère de loin être confinée dans mon appartement, avec mon mec et mon chat, que chez ma mère – ou pire : mon père.
Alors que je passe des journées de lecture, saupoudrées de quelques tâches ménagères et d’un ou deux épisodes d’une série Netflix, ce sont ces moments-là qui me reviennent à l’esprit. Les moments oubliés car il ne s’y passait rien. Ces vacances passées à étouffer, enterrée vivante sous l’ennui. Le père qui regarde les Jeux Olympiques. Le Télé Poche sur la table basse, dont j’avais déjà lu l’intégralité des articles (même ceux qui parlaient d’acteurs que je ne connaissais pas). Les Mémoires d’un âne, relu peut-être trente fois car je n’avais pas pensé à emporter d’autres livres pour ces trois semaines à Challes-les-Eaux, et n’osais réclamer qu’on m’en achète un neuf, on m’aurait dit “c’est trop cher, t’avais qu’à en amener d’autres”. Mon père qui passait sans arrêt Rondo Veniziano dans l’auto. Et qui râlait : “Qu’est-ce tu restes là toute la journée ? Tu t’encroûtes !” Il aurait voulu que je fasse du sport, m’avait acheté une raquette de tennis. Mais avec qui jouer ? Déjà que je n’aimais pas le sport, c’était sûrement pas les matchs contre mon daron, qui me hurlait dessus si je loupais un service, qui allaient m’encourager. Pas de potes. Aucune âme qui vive susceptible d’être amie. Je ne connaissais personne dans ce quartier. Chez ma grand-mère, idem. Seule avec elle et Julien Lepers. C’est ainsi que je m’étais retrouvée à lire un Barbara Cartland et un Danielle Steel dénichés sur le secrétaire, dans la chambre d’amis. Ça valait mieux que Les Mémoires d’un âne trente fois d’affilée, mais tout juste… Il y avait eu d’heureuses pioches : j’y ai découvert Christiane F., prêté par une de ses copines – elle ne l’avait pas lu, c’est pourquoi elle m’a laissé le lui emprunter. Les journées s’étiraient longues, la chaleur, les plaintes de ma grand-mère, les haricots à équeuter, La croisière s’amuse l’après-midi et Derrick le soir… Le sommeil qui, la nuit, ne venait pas, faute d’activité physique.

Festina & Zidane

Heureusement, passé 13 ans, il y a eu la musique pour alléger le tout, le Velvet, les premiers Rock & Folk. Ça ne suffisait pas à remplir les journées, mais c’était la gourde d’eau au cours d’une traversée du désert, dont on boit une gorgée de temps en temps, avec parcimonie.
Il y eut d’autres périodes de ce genre. L’été 1998 en Seine-et-Marne, seule à la maison toute la journée pendant que mes parents travaillaient, les blagues du Télé Z, le beau-père qui rentrait vers 17 h et se mettait devant le Tour de France. J’entendais parler de l’affaire Festina pendant que je ponçais et repeignais un vieux meuble, histoire de m’occuper – ça fonctionnait moyennement. Plus efficace était la Kro que je subtilisais dans le pack maternel dès 11 h du mat’. Il y avait aussi eu cette saloperie de Coupe du monde de foot, je n’avais pas mis le nez dehors, des tas de jeunes traînaient dans la rue, désœuvrés, ne demandant qu’à se distraire avec un concours de crachats sur la meuf bizarre. Je n’avais même pas regardé la finale, rien à foot du foutre. Certains soirs, quand je fumais une clope sur la terrasse, ça sentait les grillades et on entendait de la mauvaise musique venue d’une maison du lotissement ; j’étais si malade de solitude que j’aurais presque bien aimé être de la fête. Presque. Mais je ne connaissais pas ces gens, impossible de m’incruster.
Les vacances de février 1997, deux semaines à lire Le Seigneur des anneaux, l’un des livres les plus ennuyeux que j’aie jamais lus (il en existe forcément de pires, mais je ne me force pas à les lire). À ces moments, j’aurais tout donné pour avoir Facebook et des amis avec qui échanger.

Périodes grises

Durant ces périodes, je n’écrivais pas, ni ne dessinais, ni ne décidais fermement d’apprendre la guitare. Aucune chanson ne venait. En cela, je comprends les écrivains ou artistes qui publient des trucs où ils disent que non, ils ne profitent pas du confinement pour créer. Rien ne vient, quand on n’a rien à faire. Du moins, pas sur le moment. La solitude et l’ennui sont peut-être les graines et le terreau de la créativité, pour certains d’entre nous… mais il faut attendre avant d'en récolter les fruits.
Ce sont en tout cas ces périodes grises, que je croyais avoir oubliées puisqu’il ne s’y passait strictement rien, qui me reviennent avec le confinement. Et je suis heureuse d’avoir à présent des amis avec qui faire des téléapéros, des réseaux sociaux, les excellents podcasts de Michka Assayas, des minifestivals comme Indie Home ou d’autres qui permettent aux musiciens de diffuser de la musique “live” depuis leur salon (j’y ai participé, c’était rigolo). Et des tas de livres, en papier ou en ligne, à découvrir ou à relire. Parce que non, la relecture (exception faite des Mémoires d’un âne) n’est pas une perte de temps : elle permet de voir les choses différemment, de comprendre autrement les procédés de l’auteur et les traces que son texte a laissées en nous.
Prendre le temps, ça permet d’avancer.