Hommage à Denis Quélard, fondateur du Pop In

Denis Quélard, l'un des trois fondateurs du Pop In, nous a quittés le 13 juillet 2022. C'est dans ce très chouette bar indie du 11e arrondissement de Paris que j'ai fait mes premiers concerts, puis les quatre cents coups durant les années qui ont suivi, au milieu des années 2000. C'est aussi l'estaminet dont je me suis inspirée pour mon roman Bulle de savon. Précurseur, passeur, toujours bienveillant, Denis a joué un rôle crucial dans la scène indie parisienne. Le jour de ses obsèques (auxquelles je n'ai pu assister), nombre d'habitués se sont retrouvés au Pop In.

À mesure que j'approchais de la rue Amelot (que certains envisagent de faire officiellement rebaptiser rue Denis-Quélard, projet auquel je souscris pleinement), j'ai entendu, de plus en plus fort, un bourdonnement semblable à celui d'une ruche. Jamais vu ça, un monde pareil devant le rade. Les bagnoles avaient toutes les peines du monde à passer. Des têtes qu'on voit régulièrement, d'autres qu'on n'a plus revues depuis treize ans, des prénoms qui se frayent péniblement un chemin dans la mémoire et qu'on prononce avec un point d'interrogation, soulagé qu'on est quand la personne en face opine. Des gens qui savent que je suis bassiste parce qu'ils se souviennent m'avoir vue avec Bellegarde il y a quinze ans, alors que je n'ai aucune idée de leur identité. Des dont j'ai suivi l'actualité sur les réseaux et qui ignorent que j'ai publié des livres. Des tout bourrés qui viennent faire un gros câlin. Des qui, à l'époque, ne m'adressaient jamais la parole et qui maintenant racontent leur life, et en fait ils sont cool. Des qu'on n'a jamais vus et qui confient qu'ils traînaient ici en 1997, avant de fonder une famille. D'autres qu'on aurait bien aimé mieux connaître mais qui ne nous en ont pas donné l'occasion, et qui maintenant sont là avec compagne et progéniture. Un ex particulièrement ignoble qui veut me claquer la bise, t'as vu Moïse en string fluo ou quoi. Des filles, avant on se jaugeait de loin pour évaluer la concurrence, là on se sourit et on est contentes de se revoir, maintenant qu'on ne se bat plus pour le bifteak et qu'on a appris le mot “sororité”. Des qui s'enquièrent de ce que je fais dans la vie et auxquels je ne dis pas que je passe le plus clair de mes journées à corriger des recettes à base de poulet.
Et puis des amis, des vrais, des de longue date. Et des fleurs, de belles compositions de végétaux champêtres, disposées contre les murs. Des badges à l'effigie de Denis épinglés sur tous les tee-shirts. Des yeux tristes, d'autres embués. Des visages qui ont l'air fatigué d'avoir pleuré ces derniers jours. Des mots qui reviennent dans toutes les conversations, les mêmes. “C'est grâce à lui que.” “Il était toujours là pour moi quand.” “C'est lui qui m'a donné ma chance de.” “C'est auprès de lui que j'ai tout appris.” “Il m'a toujours encouragé(e) à.” Et on réalise l'importance du bonhomme qu'on avait toujours plaisir à voir derrière le comptoir. Et on réalise que ce n'est pas juste un bar où on venait s'en jeter un après le boulot parce qu'on savait qu'on y croiserait des têtes connues avec qui discuter et que, même s'il n'y avait personne, il y aurait Denis, Marc ou Florence. Ce n'est pas juste un bar où j'ai joué avec tous les groupes dont j'ai fait partie (sauf peut-être Junkyard, et bien sûr Wonderflu car entre-temps la cave avait été fermée par cette putain de sa race de préfecture). Ce n'est pas juste un bar dont chaque centimètre carré me rappelle vingt souvenirs, des bons, des moins bons, des honteux, des atroces et qui, maintenant, me font tous sourire. Le Pop In a été à Paris ce que le CBGB's était à New York, ou le Troubadour à L.A. (en tenant compte du fait que, dans les années 2000 et en France, on avait, certes, moins de chances de faire carrière dans la musique).
En descendant l'étroit escalier menant à la cave, réouverte pour l'occasion, j'ai ressenti la même émotion que lorsque je retourne dans un quartier où j'ai vécu – mélange d'impression de n'avoir jamais quitté ce lieu, et que c'était il y a mille ans. J'espère de tout mon cœur que ce n'était pas la dernière fois que je posais les pieds sur ces marches rouges qui adhèrent légèrement aux semelles. J'espère que le bar perdurera même sans Denis, que les concerts pourront reprendre et que des tas de jeunes gens y monteront sur scène pour la première fois, s'y rouleront des pelles, inscriront des insanités sur les murs des chiottes, sortiront gerber ou pisser entre deux voitures comme on l'a fait si souvent, et emmerderont le voisinage.