Au centre équestre
19 · 03 · 2025
Quand j'étais petite, mon père avait tenu à ce que je fasse de l'équitation. Un sport de riches, disait ma grand-mère, moi je ne comprenais pas pourquoi.

J'adorais les chevaux, je lisais tous les magazines spécialisés dont j'accrochais les posters dans ma chambre, je dessinais des chevaux tout le temps, je faisais croire aux filles de l'école que j'avais un poney à moi, chez mon père, dans une autre ville… Je ne voyais pas en quoi mon milieu social m'empêcherait de monter.
J'ai mieux compris lorsque mon père, par mesure d'économie, m'a acheté de simples bottes en caoutchouc au lieu des modèles d'équitation Aigle. Elles étaient un poil trop grandes mais de toute façon mes pieds allaient grandir… Sauf que, sur le cheval, au moment du trot assis, quand on déchausse les étriers et qu'on les croise devant la selle, mes bottes se sont mises à glisser, glisser à mesure que ma monture trottait, trottait et je n'osais rien dire, pas chiante j'espérais que le moniteur décrète la fin de l'exercice avant qu'une des bottes ne tombe. Mais les sabots continuaient de trotter, martelant le sol, chaque secousse faisait descendre la botte, qui a fini par tomber dans la sciure. Honte. Mon père m'a engueulée, j'aurais dû le dire que je nageais dans mes pompes.
Au début, j'utilisais une bombe prêtée par le centre équestre, également trop grande, qui me tombait sur les yeux, m'empêchant de voir où mon cheval allait.
Mon père a fini par m'emmener chez Décathlon acheter l'équipement adéquat. Mais déjà j'étais mal partie, les autres filles du club (il n'y avait qu'un seul garçon) me jetaient le genre de regard de gêne curieuse qu'on réserve aux handicapés. Elles se connaissaient de l'école ; moi j'étais scolarisée dans une autre ville, chez ma mère. Notre moniteur, Pascal, n'était guère commode, nous criait dessus, distribuant des vannes à l'humour décapant. Nous en avions toutes un peu peur même si, paradoxalement, hors du manège il se révélait gentil, voire charmant. Mais être entre copines leur donnait l'aisance que je n'avais pas dans la pratique du sport. J'aurais tout donné pour traîner avec elles, ce qui m'aurait permis d'échapper à l'emprise de mon père ; mais sans être méchantes, elles m'ignoraient.
Rapidement, je me suis mise à me consumer d'amour pour le moniteur – un grand classique de l'enfance, ce qui n'arrangeait pas mes piètres performances à dos de canasson. J'ai un jour eu l'idée de dessiner une BD dont les personnages étaient les chevaux du club. J'avais un bon coup de crayon, meilleur que tous les gamins de mon âge que j'avais pu croiser. Mon père a découvert le dessin, m'a suggéré de l'offrir à Pascal. Rien que l'idée m'a fait craindre de régurgiter immédiatement mon repas ; les joues brûlantes j'ai dit non ! Non, surtout pas ! Mon père a alors eu une phrase énigmatique, qui s'est gravée dans ma mémoire : « Faut pas avoir honte de ce qu'on aime. »
Mortifiée, j'ai cru qu'il avait grillé que j'étais amoureuse du prof. L'humiliation totale et absolue.
J'ai apporté mon dessin au centre équestre, n'ai pas osé le lui donner, l'ai lâché par terre, devant la porte du manège, l'abandonnant dans le sable, près d'une flaque d'eau.
Le samedi suivant, mon dessin trônait, un peu sale, défroissé mais punaisé sur le panneau de liège où l'on affichait les infos importantes, à l'entrée.
« Tu aurais dû le signer », m'a reproché mon père, néanmoins fier de voir mon œuvre exposée. Il souhaitait que je dise à Pascal qu'elle était de moi, mais il était trop tard, j'avais honte de l'avoir jetée en douce, et il aurait pu croire que je mentais, cherchant à m'approprier le dessin de quelqu'un d'autre… Je n'ai rien dit.
Les semaines suivantes, d'autres dessins sont venus s'ajouter sur le panneau, dans le même esprit mais beaucoup moins réussis – et signés par leurs autrices. Durant des mois, les petites BD chevalines ont été une mode au club. Je n'en ai plus jamais faites.
Pourquoi n'ai-je pas trouvé le courage d'offrir mon dessin ?
Pourquoi l'idée même de sauter le pas me répugnait-elle au point de me filer la gerbe ?
Pourquoi suis-je encore, à l'âge vénérable de 44 ans, envahie par une sourde honte en me remémorant cette anecdote de gosse ?