Barbecue, hypnose & psoriasis

Nouvelle

Les préparatifs avaient commencé la veille au matin. J'avais râpé finement les zestes et pressé des citrons verts pour le cheese-cake, me charcutant un doigt au passage, n'ayant pas l'habitude de l'opération et possédant, par ailleurs, deux mains gauches, comme ma mère aime à le rappeler. Elle avait fait un saut au supermarché pour acheter les saucisses, et préparé une bassine de taboulé. Le lendemain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne, il a fallu faire les salades de pâtes, de pommes de terre et de lentilles, composer les brochettes, couper carottes et concombre à diper… Le tout pour un régiment, alors qu'on ne serait que neuf. « Mais on n'a pas 70 ans tous les jours », disait ma mère. Que l'on puisse passer tant de temps à cuisiner me semblait d'un autre âge, ou d'un autre continent (où l'on doit moudre soi-même les céréales pour la farine et aller couper le bois pour le feu). Dès le café avalé, il avait fallu s'y mettre, découper les patates en petits dés alors que j'ai l'habitude de les couper en rondelles pour la salade mais, j'ai beau être une adulte responsable de 44 ans, mes habitudes ma mère s'en cogne, je dois faire comme elle décide. Ça ne change rien au goût et personne ne va émettre de jugement quant à l'aspect esthétique de sa salade mais, pour une raison inexplicable, il est important pour elle que ce soient de petits dés. C'est comme la vaisselle, qui possède la commode propriété de sécher toute seule sur l'égouttoir, no way : avec elle, faut qu'on s'enquiquine à l'essuyer. « C'est comme ça » est sa réponse à tout ce qui interroge la rationalité de ses décisions.

« Ça a l'air de te stresser, dis-je, torchon à la main, de recevoir du monde. » « Ah ben oui, pourquoi, toi tu ne stresses pas quand tu prépares à manger pour tes amis ? » Non, pas particulièrement. À vrai dire, je suis davantage stressée de recevoir ceux de mes parents, chez mes parents, que les miens chez moi. Mes potes sont cool ; ceux que mes parents ont rencontrés dans leur club de randonneurs retraités ne me disent rien qui vaille – notamment le fameux Jean-Marc, dont ma mère parle si souvent, à la manière d'une collégienne qui viendrait de rencontrer sa nouvelle meilleure amie. À 70 ans, ce phénomène est inquiétant. On la sent impressionnée par cet homme brillant possédant, paraît-il, des dons de magnétiseur, de coupeur de feu et que sais-je encore. Je ne l'ai jamais rencontré, mais depuis qu'elle le fréquente, elle s'est mise à tenir des propos racistes, homophobes et réactionnaires. L'autre jour, à propos de la canicule de ce mois de juillet, elle a dit : « C'est quand même pas possible ce réchauffement climatique, si ça continue on va finir par avoir les mêmes températures que chez les bougnoules. » Elle a enchaîné sur les personnes transgenres (« c'est une mode en ce moment ») dont l'opération de changement de sexe serait, d'après elle, prise en charge par la sécurité sociale. D'où tient-elle ces fausses informations ? Une autre fois, c'étaient les gens portant des tatouages, qu'elle jugeait gonflés de « venir pleurer misère », autrement dit demander le RSA ou des allocations chômage, alors qu'ils dépensent des centaines d'euros au tattoo shop. Elle a toujours eu la haine des chômeurs et des fainéants, qui pour elle sont les mêmes. Elle cite souvent le dicton « la paresse est mère de tous les vices ». Sans doute pour ça qu'elle s'astreint à accomplir des tâches parfaitement inutiles qui la font courir toute la journée et la laissent épuisée : au moins, elle ne passe pas pour une feignasse à ses propres yeux. Ça a son côté pénible, mais bon, c'est vrai qu'on n'a pas tous les jours 70 ans alors j'ai fait l'effort. Même si la perspective d'un dimanche avec les randonneurs du troisième âge m'effraie. Je m'attends à avaler plus de propos gentiment fafs que d'olives.

Ils doivent arriver à midi. Dès 11 h 30, tout est en place. Saucisses et brochettes attendent, sur leur plat recouvert d'un film plastique, à côté du barbecue rutilant, briqué par mon beau-père – c'est un travail d'homme. La veille, il a passé une bonne partie de l'après-midi à tondre la pelouse comme on va chez le coiffeur avant un date. La grande table de jardin est mise, ainsi que ses deux parasols géants, sur la terrasse. Dessus, les dips et leurs diverses sauces et tapenades. Les boissons sont dans le frigo d'en bas, sauf le whisky des hommes posé sur la desserte. Ma mère s'est changée, maquillée, donné un coup de Babyliss, et porte les boucles d'oreilles que je viens de lui offrir. Comme il n'y a plus rien à faire, je suis remontée dans la chambre d'amis scroller inutilement sur mon téléphone. Il n'est pas 12 h 01 lorsque la première voiture se gare devant la maison, suivie d'une deuxième. La troisième, une petite Fiat, arrive deux minutes plus tard, et en descend Jocelyne. Alertée par le cri de ma mère, je suis descendue et me tiens debout, avec les autres, sur le perron où l'on se salue et l'on commence à causer et l'on n'en finit pas. Malou et Jacky se disent heureux de me rencontrer, depuis le temps qu'ils entendent parler de moi. Le fameux Jean-Marc porte des lunettes fumées, un bermuda beige et une chemise bordeaux largement ouverte sur son torse poilu ; à son cou pend une croix d'or sur laquelle est accroché un Jésus. Jean-Marc est donc croyant, ce qui explique cette réflexion de ma mère, jusque-là non pratiquante, comme quoi les jeunes d'aujourd'hui n'ont plus de religion. Le cheveu poivre-et-sel, rare sur le front mais peigné avec soin, Jean-Marc est bel homme, aurait dit ma grand-mère. Et il ne déteste pas le son de sa propre voix. Alors que Jocelyne raconte qu'elle doit se faire remplacer deux dents par des couronnes, des bridges ou Dieu sait ce qu'ils mettent dans les bouches de nos jours (nous ne sommes pas encore assis pour l'apéro), ce qui va lui coûter bonbon, Jacky suggère : « Tu devrais te faire passer pour une sans-papiers, ils te les changeraient gratis. » Personne, par un heureux miracle, ne relève. Cette idée que les étrangers en situation irrégulière viendraient en France pour bénéficier de chirurgie esthétique à l'œil est tristement répandue. De sa paluche apaisante, Jean-Marc flatte la pauvre Jocelyne : « T'inquiète, moi je connais des dentistes, je t'en trouverai un qui te fera ça pour pas cher… » Et d'expliquer qu'un cabinet dentaire d'Annecy fait appel à lui pour plonger sous hypnose les patients ne supportant pas l'anesthésie. Son épouse, Jacqueline, est magnifique. Blonde, yeux bleus, menue, elle porte une jolie petite robe mettant en valeur sa silhouette élancée, si rare chez les femmes de son âge – ma mère et ses trois copines doivent l'envier. Elle porte dans ses bras le petit Rusty, sorte de bichon aux vagues allures de yorkshire, qui grogne en direction de mon chat tapi dans les escaliers. Sans hésiter, Jean-Marc tend sa main pour caresser mon animal, qui recule avec la prudence propre à son espèce. « Je m'y connais en chats, à coup sûr il y a en lui du siamois, et aussi du chat sacré de Birmanie », évalue-t-il d'un œil expert. Ma mère, qui n'en sait rien, approuve. Alors que c'est juste un putain de chat de gouttière aux yeux bleus, ressemblant à un siamois comme moi à Marilyn Monroe.

Lentement mais sûrement, notre groupe a progressé vers la table, mais n'est pas encore assis. Il commence à être question de qui boit quoi, champagne déjà ou le garde-t-on pour le dessert ? Ce sera whisky pour les hommes, kir pour les femmes et, pour moi, bière. Avant que j'aie eu le temps de faire trois pas en direction du frigo, Jean-Marc m'alpague, m'attrapant l'épaule en un geste de propriétaire, s'éloigne de quelques mètres et me fait signe d'approcher. Comme si j'étais son bichon. « Pardon, je t'importune mais ta mère m'a parlé de ton petit problème de peau, puis toute façon je l'aurais bien vu sur tes bras… [Qu'il est agréable de s'entendre dire qu'on a la peau pourrie et que ça se voit à quinze mètres.] Elle t'a sûrement dit que j'ai des dons de magnétiseur… Tu sais que j'ai fait disparaître ses plaques rouges sur les jambes grâce à une séance par téléphone, l'autre jour… Bon, moi je vais te dire, les maladies de peau sont des maladies de l'âme. Oui, des maladies de l'âme. » Je hoche la tête, la dermato pense en effet que mon psoriasis est lié au stress. [Et donc, il me faudrait avoir une vie moins stressante ? Suffisait d'y penser. J'en parlerai à mon employeur et à mon ex toxique.] Bref. Pour en revenir à mon âme. Jean-Marc me propose une séance pour me débarrasser de ce psoriasis avec son pendule, et il aimerait me plonger sous hypnose pour guérir ce qui me ronge de l'intérieur et provoque les lésions cutanées. Eh merde. Quelques semaines auparavant, au téléphone, ma mère m'avait suggéré de faire appel aux dons de Jean-Marc mais j'avais dit non, je ne crois pas à ces trucs. Elle insistait : ça ne coûte rien d'essayer, moi aussi j'étais sceptique au départ et puis il a fait disparaître mes plaques, tu sais les coupeurs de feu c'est pas un mythe, si les hôpitaux font appel à eux pour soulager les grands brûlés c'est pas un hasard, tu vois, même les médecins admettent que ça marche… Il eût été délicat de lui asséner que ce en quoi elle croyait n'était que charlatanisme. Pour autant, j'avais dit non, merci, c'est très gentil mais sans façon. Et donc, à l'insu de mon plein gré, elle avait demandé à son Jean-Marc de prendre les choses en main. Quand elle a une idée dans la tête, elle ne l'a pas ailleurs. Et me voici, devant l'insistance de Jean-Marc et ce dilemme : pas moyen de refuser sans l'envoyer chier de façon brutale, ce qui gâcherait la fête d'anniversaire de ma maman que, malgré tout, j'aime bien. Alors, comme avec un conjoint relou qui veut à tout prix te coller un coup de bite alors que tu n'aspires qu'à t'endormir tranquille, le plus simple reste de consentir. « OK, dis-je. Je n'y crois pas, mais c'est gentil de proposer, on verra bien, ça ne mange pas de pain. »

Satisfait, Jean-Marc décide que l'on fera ça après le repas, en attendant allons retrouver les autres qui servent l'apéro. Vite, une bière. On s'assied, par bonheur ma place se trouve à l'opposé de celle de Jean-Marc. « Alors, ça fait quoi d'avoir 70 ans ? », demande-t-on à ma mère, qui répond qu'elle ne voit pas la différence. « Du moment que j'ai encore la santé… Faut croiser les doigts pour que ça dure. » Ses amies s'extasient sur les pickles de courgettes maison, on se passe les sauces à dips, « Jocelyne goûte-moi un peu ce pesto, c'est fait avec le basilic du jardin ». Les amies de ma mère sont globalement chouettes et rigolotes, assez aimables pour s'abstenir de commenter ma coupe de cheveux asymétrique. Hélas, Jean-Marc parle. Beaucoup. Alors que, de notre côté de la table, les femmes ont entamé une conversation à laquelle il n'est pas mêlé, il crie : « Hé les bonnes femmes ! Moins fort là, on s'entend plus ! » À son épouse, il recommande d'y aller mollo sur les cacahuètes, elle a déjà pris trois kilos dernièrement – où ça, j'aimerais savoir, elle est fine comme un haricot. La mine lasse, elle lève les yeux au ciel et lui recommande de se taire, joue son rôle dans le sketch destiné à amuser la tablée. Jean-Marc mentionne Marylène, une randonneuse de leur club qui n'a pas été conviée à la fête. La pauvre absente, qui a donc tort, d'après la rumeur ne porterait pas de soutien-gorge. Fait qui amuse énormément Jean-Marc, aussi me retiens-je de dire qu'elle a bien raison, quelle idée de s'emmerder avec des baleines métalliques qui nous mordent les chairs. Toutes les trois minutes, à tout propos, il trouve moyen de faire allusion au sous-vêtement manquant. Il parle également beaucoup de son fils vivant au Canada, ce qui semble emplir de fierté ses géniteurs – manifestement, pour eux, s'établir de l'autre côté de l'Océan est signe de réussite sociale. Hélas, le pauvre garçon a récemment divorcé, aussi se font-ils un devoir de lui dégoter une nouvelle compagne. Jean-Marc me demande si je suis intéressée, ajoutant qu'ainsi j'aurais l'immense chance de l'avoir pour beau-père. Je décline poliment, au prétexte que je ne veux pas quitter Montreuil. « Ah bah c'est sûr qu'il n'ira pas vivre à Montreuil, dit-il comme s'il s'était agi de s'installer à Gaza. Mais il va falloir qu'on lui trouve une Française, parce que les Canadiennes c'est des connes. » J'ai, pour ma part, idée qu'il n'est point besoin de traverser l'Atlantique pour rencontrer la connerie.

Saucisses et brochettes grillent, les salades font leur apparition sur la table, j'ai enquillé deux bières et on ouvre une bouteille de rouge. Je ne sais par quel truchement, la conversation vient à rouler sur les tatouages. À l'unanimité, les convives trouvent cela extrêmement laid, tous ces jeunes, là, qui se font tatouer jusqu'au cou. « Bon, je ne dis pas ça pour toi, évidemment, dit Jean-Marc en lorgnant mon poignet orné d'une ronce. Toi ça va, ça reste discret. Mais l'autre jour à la télé j'ai vu une petite jeune, j'ai dit c'est dommage quand même, elle n'était pas moche du tout, mais alors, gâcher ça avec des tatouages… Moi, une fille comme ça, je ne la touche pas ! » Avec le sourire, je lui fais remarquer que peut-être cette jeune femme ne se destinait pas précisément à le séduire. Peut-être les gens ont-ils le droit de faire ce qu'ils veulent de leur peau. « Ah, oui, t'es féministe ! » Bien sûr, dis-je sur le ton de l'évidence, simple question de bon sens. « Donc tu détestes les hommes », conclue-t-il. Les grillades sont servies, nous en restons là. Heureusement, les amies de ma mère sont pimpantes, décidées à passer un bon moment. Jacky, le compagnon de Malou, est un vrai gentil – hélas, il semble s'informer sur Cnews et Europe 1 ; dans leur petit coin des Alpes peuplé de vaches et de chalets, il faut aller dans un restaurant de couscous pour croiser un Arabe. Il est alors facile de gober toutes les fausses rumeurs sur les voitures qui crament en banlieue, les braves gens des cités qui ne peuvent plus rentrer chez eux car les dealers font régner la terreur dans les cages d'escaliers, les bars d'où toute présence féminine est bannie… Ces bons retraités sont réellement terrifiés par le grand remplacement. Alors ils installent chez eux de coûteux systèmes d'alarme avec caméras connectées – mon beau-père vient d'en poser un, résultat l'alarme s'est mise à gueuler quand j'ai fermé un peu fort le volet de la chambre, un soir, c'était tout un bordel pour trouver le téléphone puis se souvenir du code de désactivation, on a dû réveiller tout le lieu-dit.

Après le plateau de fromages, globalement boudé après de telles quantités de viande grillée et salades roboratives, arrivent le champagne, le cheese-cake et ses bougies. Et puis les cadeaux, évidemment. J'ai offert les miens plus tôt le matin, afin de ne pas les exhiber en public. Fébrilement, les doigts de ma mère ouvrent l'enveloppe, en extraient la carte. Les amis du club de rando se sont cotisés pour lui offrir, avec son mari, un week-end au Puy du Fou. Je vide ma flûte d'une traite. M'en ressers une, sans gêne, devant tout le monde, je suis assez pompette pour n'en avoir rien à carrer, du reste personne ne fait attention, ils sont tous à s'extasier sur la magnificence du parc historique de Philippe de Villiers, n'en reviennent pas que mes parents n'y soient encore jamais allés, eux ont tous déjà vécu cette expérience unique. La bouteille de champ' est vide, mais il reste du rouge. Hop. Quand il faut… Bon Dieu de merde, ma pauvre maman est perdue. Le regard vague, je fixe les miettes de gâteau sur l'assiette en carton dorée, lorsque deux mains m'attrapent les épaules par derrière, des pouces s'enfoncent dans mes cervicales. Devant ma mine alarmée, ma mère explique : Jean-Marc me fait un massage. « Hé mais ça fait mal ! » L'autre appuie comme un bœuf sur les muscles de mes épaules comme s'il voulait les broyer, les femmes rigolent. « Ah oui, ça fait mal, mais c'est parce que tu es toute tendue. Je vais détendre tous ces muscles et ensuite tu te sentiras beaucoup mieux. » Je dis ouille, les femmes opinent, c'est vrai, les massages de Jean-Marc font un bien fou, c'est incroyable ce don qu'il a pour débloquer les dos. Ma mère m'a expliqué que chez lui, il a un cabinet doté d'une table de massage ; des gens le paient pour ça. Pourquoi je ne me lève pas en hurlant un truc à propos du consentement ? Pourquoi je ne lui balance pas mon verre de vin à la gueule ? Je l'ignore. À l'âge vénérable de 44 ans, et alors que je n'ai aucun problème à envoyer chier relous de comptoir et harceleurs de rue, je reste à la merci d'un beauf qui me brutalise la nuque, pour obéir à ma maman. Alors je râle « aïeeeeuh ! », les femmes s'esclaffent « la tête que tu fais, ma fille », et l'autre finit par me lâcher. « Alors, tu vois que ça fait du bien, non ? »
Effectivement, je me sens beaucoup mieux, mais ne serait-ce pas uniquement parce qu'il a cessé de me torturer ? Il se penche et me glisse à l'oreille : « T'es prête, on y va ? »

On tire une chaise en plastique jusqu'au chevet du lit de mes parents, Jean-Marc s'y assied et je m'allonge sur la couette tendue, sans le moindre pli – jamais compris comment ma mère arrive à faire le lit aussi nickel. Cet horrible bonhomme explique : sous hypnose, je serai dans un état de semi-conscience, en mesure d'ouvrir les yeux, de réfléchir et de parler. Cet état est nécessaire pour me libérer des traumas, des douleurs du passé qui font apparaître ces lésions sur ma peau. Je dois écouter sa voix et me laisser aller. Me détendre complètement. Fermer les yeux. « Je vais compter jusqu'à trois, et à trois, tu plongeras dans l'état d'hypnose. Un, deux… trois ! » Et rien. J'ignore si je suis en état de semi-conscience, une chose est sûre je suis en état d'ébriété. Finalement, c'est pas mal d'être là, couchée, les yeux clos, éloignée des bruits de conversation provenant de la terrasse. Un peu de calme. Mais Jean-Marc parle. D'un ton posé, rassurant, si différent de celui qu'il prenait pour ses blagues sur le soutif inexistant de Marylène, il dit qu'il perçoit chez moi une grande souffrance, surtout depuis ces deux ou trois dernières années [autrement dit le moment où j'ai rencontré l'ex toxique et décidé que j'étais assez forte pour abattre tous les red flags du monde, hasard, coïncidence ? je ne crois pas ; je pense surtout que ma mère lui a raconté ma life]. Une immense souffrance qu'il faut à présent apaiser. Une immense frustration, aussi, car étant de gauche, j'ai été déçue par la politique de son représentant en lequel j'avais placé tant d'espoirs, Emmanuel Macron. J'ouvre les yeux : « Non alors pour info, Macron n'a jamais été de gauche », dis-je en m'esclaffant. « Ah ben en tout cas il n'est pas de droite ! » Euh, si. Mais comme je ne veux pas me lancer dans un débat encore plus pénible que cette séance d'hypnose, je conclus : « Bah, il est de la connerie… » Cela semble amuser Jean-Marc, qui me dit bon, on va refermer les yeux. Il reprend sa voix apaisante, mais je ne l'écoute plus vraiment ; je me bidonne intérieurement en pensant la vache, le mec croit dur comme fer que Macron est de gauche, la tête que vont faire mes potes quand je vais poster ça sur Facebook… Doucement, la séance se termine. Jean-Marc me ramène à l'état de pleine conscience, m'ordonne d'ouvrir les yeux. Il trimballe son pendule au-dessus de mes avant-bras, de mes mollets, insiste pour que je lui dévoile les lésions sur le torse mais putain ça va pas la tête, je finis par tirer mon corsage au-dessus du nombril, Jean-Marc balance sa pierre verte au bout d'une chaîne d'argent, me dit : « Regarde, il y a ici un nœud de mauvaises vibrations, vois comme le pendule s'agite. » Mouais, je vois surtout sa main bouger discrètement. Je dis oui oui, mais ma mine dubitative doit me trahir. Or, Jean-Marc n'est pas con. Loin de là. [Note de vocabulaire : ici l'on apprécie pleinement la différence entre les termes « con » et « connard ». On peut être un parfait connard tout en possédant une intelligence remarquable, c'est d'ailleurs tout le problème, si les connards étaient simplement idiots, il serait facile de les empêcher de nuire.] Il sait que son cinéma n'a pas marché avec moi. Il est le genre de type que l'échec contrarie. Alors il persiste. « Tu n'étais pas complètement dedans, tu as un caractère fort, tu as résisté… C'est dommage. J'aimerais refaire un essai. Tu es trop dans le contrôle, tu bloques tes émotions, c'est pour ça que tu as ces trucs horribles qui apparaissent sur ta peau [merci mec, ça fait plaize]. Il faut laisser aller… Laisser aller, tu vois ? Tu es d'accord pour refaire une tentative ? Allez, referme les yeux. Je suis un très bon ami de ta mère, tu sais, tu peux me faire confiance. Dis-moi ce qui te tourmente… Je sais que ton père est décédé récemment, je ne sais pas s'il était malade ou si c'était un accident, je ne sais pas quels étaient vos rapports mais ça a dû être une épreuve… » Et là, putain, je me déteste mais une larme se forme sous ma paupière droite, une seule, faites qu'il ne la voie pas, pitié, qu'il n'ait pas cette satisfaction, oh quelle merde, je suis bourrée. Cette idiote de larme se met à couler, heureusement du côté opposé à celui où Jean-Marc est assis. Avec un peu de bol, il ne voit rien. My fuckin' god, j'ai besoin d'une clope ! Mais il n'y en a pas. Je n'en ai pas emporté chez ma mère, qui ignore que j'ai recommencé à fumer. Mais quelle pourriture. Me rappeler à ce moment précis que j'ai perdu mon papa. Je le hais. Et il continue : tu es en colère, tu es féministe à mort, etc. J'aimerais tant lui dire de fermer sa sale gueule. Pourquoi je n'y arrive pas, la question mérite d'être posée. Peut-être m'a-t-il bel et bien hypnotisée. Ou alors, plus probable, je suis conditionnée à témoigner du respect à l'homme plus âgé, qui en tant qu'ami de ma génitrice a autorité sur moi. Comme un logiciel, je suis programmée pour lui obéir. Ne pas faire de vagues en société.

Au bout d'un moment, constatant que son cirque ne fonctionne toujours pas, il lâche l'affaire, dit c'est pas grave, ça arrive que des gens résistent à l'hypnose, en tout cas grâce à l'action du pendule mes plaques de psoriasis devraient changer de couleur d'ici deux jours, et disparaître au bout de deux semaines. La marmotte va aussi très certainement mettre le chocolat dans le papier d'alu, j'imagine. Je dis bien sûr, merci, et on retourne sur la terrasse.
Les convives se sont déplacés pour jouir de l'ombre du pin, où ils boivent le café. Je décline, je n'en bois pas. Un thé alors ? Nan, fait trop chaud. J'attrape un plateau et y empile la vaisselle restée sur la table. Je remonte à la cuisine et fais couler l'eau chaude dans l'évier, pendant vachement longtemps je fais la vaisselle, frottant les assiettes de toute ma hargne, astiquant les verres pour les laver de ma honte et de ma colère. L'envie de clope commence à s'atténuer, signe que mon stress baisse. Lorsqu'il ne reste plus de vaisselle sale, je redescends et récupère les serviettes en papier, assiettes en carton, cure-dents et autres trucs jetables, et fourre le tout dans un sac poubelle. Au passage, je récolte les remerciements de ma mère pour toute cette aide. De rien. Pour une fois, c'est de bon cœur. Toute corvée est bienvenue si elle me permet de m'éloigner de Jean-Marc.
Ensuite, comme une ado, je monte m'enfermer dans ma chambre. Au bout d'une heure ou deux, comme quand j'étais ado, ma mère crie mon prénom pour que je descende dire au revoir aux invités. Ils restent discuter devant le garage pendant au moins dix foutues minutes, ado déjà je me demandais pourquoi, bon sang de merde, ils ne peuvent pas se lever, dire au revoir et partir, non bordel faut qu'ils fassent quelques pas vers la voiture et restent encore à parler des plombes. À cette occasion, Jean-Marc fait la démonstration des gadgets haute technologie dont est équipée sa Mercedes. Et ma mère, mielleuse, de rappeler que, plus jeune, je rêvais de posséder un jour une Mercedes cabriolet. C'est un coup dur. Elle a raison. Je l'avais complètement oublié mais, durant cette période pré-auto-école où toute personne résidant à la campagne ne parle que de sa future voiture, moi aussi j'avais une chignole préférée. Et c'était cette décapotable à phares ronds qu'on voyait sur les posters 90's, rutilante devant un coucher de soleil californien. Jocelyne me demande si j'ai une voiture, je réponds que Dieu merci non, quelle idée à Paris, mon vélo est plus pratique. Et je vois la commisération dans le regard de Jean-Marc. La certitude de sa supériorité. Je rêvais d'une Mercedes, il en a une, je n'ai qu'une bicyclette. Il a une grande maison avec système d'alarme dernier cri dans une jolie région montagneuse, j'ai un studio de 32 m2 dans une banlieue selon lui misérable. Demain, ma mère devra m'accompagner en voiture à la gare où j'irai prendre le train, puis deux lignes de métro, puis un bus, lourdement chargée d'un sac à dos et du chat dans son panier. Je ne suis qu'une fillette gauchiste et féministe, qu'il regarde avec bienveillance. Dommage que ça n'ait pas marché, me redit-il, et tiens-moi au courant, via ta maman, si ton psoriasis disparaît.

Il va sans dire, rien n'a disparu. On pourra toujours arguer que c'est parce que j'ai opposé de la résistance. Les Jean-Marc auront toujours le dernier mot, tant qu'on les laisse faire.